Death Note : L contre Kira, le duel d'un point de vue philosophique

Death Note met en scène l’affrontement mythique entre Light Yagami (Kira) et L, deux génies que tout oppose dans leur conception de la justice. Derrière ce duel de cerveaux s’esquisse un véritable débat philosophique sur la morale, la loi et le pouvoir. Chacun des deux protagonistes incarne une philosophie de l’action et de la justice radicalement différente. Cet article, destiné aux fans de Death Note et aux curieux de philosophie, explore les visions du monde de L et de Kira à travers le prisme de philosophes, historiens et moralistes reconnus.
La fin justifie-t-elle les moyens ? (conséquentialisme vs devoir moral)
Le premier grand clivage entre Kira et L, dans le manga Death Note, tient à leurs critères du bien et du mal. La philosophie de Light Yagami, alias Kira, tient du fait qu’une action se juge aux conséquences : tuer des criminels est justifié si cela améliore le monde en réduisant la criminalité. Cette approche évoque le conséquentialisme ou l’utilitarisme en philosophie morale, où la valeur d’un acte dépend de son résultat pour le « plus grand bien du plus grand nombre ». En effet, Light affirme que grâce à ses exécutions, le taux de criminalité mondial chute (jusqu’à 70% de crimes en moins dans le récit) et même les guerres cessent. Il se persuade donc que les quelques vies qu’il sacrifie (celles des criminels) sont un prix légitime pour bâtir une société paisible et « parfaite ».

Kira, et son Death Note
En d’autres termes, le but ultime (un monde sans crime) l’emporte sur les moyens utilisés (meurtres sans procès). Ce principe est souvent résumé par la maxime « la fin justifie les moyens », attribuée à Machiavel, auteur qui estimait qu’un dirigeant peut devoir poser des actes immoraux pour un bien supérieur de l’État. Light semble appliquer sans scrupule ce cynisme machiavélien au nom d’une certaine idée de la Justice.

Misa, le deuxième Kira dans Death Note
Face à cette morale du résultat, L adopte la position opposée : pour lui, certains actes sont intrinsèquement condamnables, quelles qu’en soient les retombées utiles. Dès le départ, L affirme que « tuer, c'est mal ». Peu importe que les victimes soient des criminels qu'il exécute avec le Death Note. Cette philosophie de principe évoque la déontologie d’Immanuel Kant, pour qui il existe des devoirs moraux inviolables. Kant énonçait par exemple qu’il faut « agir de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».
L défend l’idée qu’on ne peut faire justice en commettant le mal. On retrouve ici un écho d’une morale absolue, qui interdit certains actes (tuer, mentir, etc.), peu importe les bénéfices escomptés. L’incarnation historique de cette morale serait, par exemple, Socrate. Condamné à tort, Socrate refusa de s’évader de prison parce qu’il jugeait qu’on ne doit jamais commettre l’injustice même en réponse à une injustice. De même, L estime que punir un criminel sans procès équivaut à un meurtre et qu’aucune bonne raison ne saurait justifier un meurtre prémédité. Cette divergence fondamentale explique pourquoi « L et Light voient la justice différemment » : Light se place du côté d’une éthique de la finalité (seul compte le résultat bénéfique), tandis que L reste fidèle à une éthique du devoir (certaines règles morales ne doivent jamais être transgressées).
Ainsi, dès les premiers épisodes de Death Note, chacun campe sa philosophie : Light proclame que tuer des malfaiteurs purifie le monde, tandis que L clame que Kira est un assassin à arrêter, quel que soit le bien qu’il pense accomplir.

Justice personnelle vs État de droit : qui détient l’autorité de juger ?
Le conflit L vs Kira dans Death Note soulève une question politique classique : qui a la légitimité pour rendre la justice et punir les coupables ? Light Yagami s’est arrogé un droit de vie ou de mort sur ses semblables en utilisant le Death Note. Il agit en justicier solitaire, auto-proclamé juge suprême de l’humanité : c’est lui qui décide désormais qui mérite de mourir pour le bien du monde. En cela, il s’oppose frontalement au principe d’État de droit, où seul un système légal impartial (police, tribunaux) peut condamner un individu après une procédure équitable.
L, en tant que détective, représente au contraire la quête d’une justice procédurale : il rassemble des preuves, veut arrêter Kira et le faire juger conformément à la loi. Ses méthodes ne sont pas toujours orthodoxes, mais L tient à préserver le principe que personne ne doit être tué sans procès. Il se dresse contre la vision de Kira qui se fait juge, jury et bourreau à lui seul. En ce sens, L défend une conception proche du libéralisme politique de philosophes comme John Locke ou Montesquieu, attachés à la séparation des pouvoirs et aux droits individuels. Montesquieu écrivait qu’il faut « que le pouvoir arrête le pouvoir » pour empêcher l’abus – or Kira concentre tous les pouvoirs, sans aucun contre-pouvoir pour limiter ses erreurs ou excès. Locke, quant à lui, estimait que dans l’état de nature chaque individu dispose du droit de punir les offenses, mais que dans la société civile ce droit est délégué à l’État pour éviter le chaos.

Du point de vue de la philosophie politique, on peut aussi analyser Kira comme une forme de souverain autoproclamé. Le philosophe anglais Thomas Hobbes avait théorisé que pour instaurer la paix civile, les hommes doivent remettre leur pouvoir de violence à un souverain tout-puissant appelé Léviathan, détenteur du monopole de la force légitime. Light, frustré par l’impuissance de la police face aux criminels, endosse en quelque sorte le rôle du Léviathan : il revendique un monopole de la violence pour dissuader le mal.

Kira, le regard sombre, dans Death Note
Historien du 19ème siècle , Lord Acton formulait une maxime célèbre : « Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument ». Kira en est l’illustration vivante : s’étant octroyé un pouvoir absolu sans aucun contrôle, il glisse rapidement dans l’abus et l’hubris, convaincu d’avoir toujours raison. Son esprit étant probablement perverti par la surpuissance du Death Note. L, en contraste, travaille en équipe avec la police, respecte autant que possible les règles et s’inscrit dans l’idée qu’une justice juste doit être collective, transparente et limitée par des lois, plutôt que laissée au bon vouloir d’un individu.

Une phrase du philosophe Lord Acton, qui résume toute la philosophie de Death Note
Complexe divin et corruption du pouvoir : nul n’est au-dessus de la morale
Le duel entre L et Kira dans Death Note revêt enfin une dimension presque métaphysique : c’est l’affrontement de l’humilité morale contre la volonté de toute-puissance. Light Yagami, grisé par son pouvoir de vie ou de mort, en vient à se prendre pour un dieu. Cette conviction rappelle la notion nietzschéenne de l’Übermensch (surhomme) qui « rejette la morale commune (“morale d’esclave”) et vit selon son propre code de valeurs », souvent au mépris des règles établies. En effet, Light ne se soumet plus à aucune morale extérieure : il définit lui-même ce qui est Bien ou Mal, se plaçant au-dessus des lois humaines.
Friedrich Nietzsche voyait dans le surhomme un être capable de transvaluer toutes les valeurs, de créer ses propres vertus au-delà du bien et du mal traditionnels. Kira s’apparente à une version sombre de ce concept, ce que la littérature appelle un « messie obscur » ou un « extrémiste bien intentionné ». En effet, Light est persuadé d’agir pour le bien de l’humanité en utilisant son Death Note, mais avec une absence totale de remords et une conviction narcissique d’avoir toujours raison. Il incarne le profil du tyran vertueux qui veut refaçonner l’humanité à son image idéale, quitte à en éliminer une partie. On peut le comparer à certaines figures historiques animées par un idéalisme fanatique : par exemple, le révolutionnaire Maximilien Robespierre croyait instaurer la vertu républicaine en guillotinant les « ennemis du peuple » pendant la Terreur. Robespierre a ainsi déclaré que « la terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une émanation de la vertu ». Kira aurait pu signer cette phrase : persuadé que les criminels sont des « ennemis » de son monde parfait, il estime que leur mort expéditive est une justice vertueuse.

Comme Robespierre en 1793-94, Light pense qu’en pratiquant une terreur impitoyable contre les méchants, il fera triompher la vertu et protégera les « citoyens honnêtes ». Malheureusement, l’Histoire a montré où conduit ce complexe du Justicier suprême : Robespierre finit par être guillotiné à son tour, victime de la machine infernale de la Terreur qu’il avait aidé à créer. De même, Light Yagami, aveuglé par son rêve de divinité morale, commet des erreurs fatales sous l’effet de son arrogance grandissante, ce qui le mènera à sa perte : tué par la main de Ryuk, qui inscrira son nom dans le Death Note.
Death Note illustre ainsi brillamment le piège du pouvoir absolu : Light, qui au départ voulait sincèrement un monde meilleur, se laisse corrompre par la toute-puissance et en vient à tuer non plus seulement des criminels, mais aussi des innocents qui entravent sa route (agents du FBI, policiers, etc.). Sa « justice » dévie en paranoïa meurtrière pour sauvegarder son secret. C’est exactement ce qu’exprimait Lord Acton : sans contrepoids moral, un pouvoir sans limites finira presque toujours par dévoyer même les intentions les plus nobles Light, l’étudiant idéaliste, devient Kira le tyran sanguinaire – il a basculé du côté obscur de sa propre ambition.

D’un point de vue philosophique, on pourrait dire que L garde foi en des valeurs universelles (la vie humaine inviolable, la justice équitable), là où Kira verse dans un relativisme moral absolu (il décide seul de qui mérite la mort, selon SES critères). D’ailleurs, le manga de Death Note lui-même prend parti en montrant l’issue du duel : Light, malgré son génie, est finalement vaincu et démasqué. Sa chute illustre une leçon presque éthique : « peu importe votre intelligence ou votre pouvoir, vous n’êtes pas exempté de la morale commune ».
En effet, Light se croyait intouchable, « au-delà du bien et du mal », mais il finit misérable et honni, prouvant que la réalité rattrape ceux qui violent les principes humains fondamentaux, même équipé d'un Death Note. L, bien qu’il meure avant la fin, a semé les graines de cette défaite en ne cédant jamais au système de valeurs de Kira. Sa persévérance est récompensée à titre posthume par la victoire de ses héritiers (Near et Mello). On peut y voir une sorte de triomphe de l’éthique sur la force brute : la notion kantienne du devoir et le respect de la dignité humaine reprennent leurs droits après la parenthèse terrifiante du « règne » de Kira et du Death Note.

L ou Kira, lequel des deux avaient raison du point de vue de la philosophie ?
À la lumière de la philosophie, ni L ni Kira n’ont totalement tort… ni totalement raison. Kira s’inscrit dans une logique utilitariste : réduire le crime, imposer la peur pour bâtir une société « meilleure ». C’est une vision séduisante par ses résultats immédiats, mais dangereuse car elle sacrifie la dignité humaine et ouvre la porte au despotisme. À l’inverse, L défend une conception déontologique de la justice : respecter des principes universels, ne pas tuer, laisser le droit décider. Cette position semble plus faible dans un monde imparfait, mais elle préserve l’humanité et les libertés individuelles.
Pourtant, Death Note fascine parce que Kira incarne la tentation universelle d’un ordre parfait imposé par un seul homme. C’est la question que l’œuvre laisse ouverte : préfère-t-on un monde pacifié par la peur, ou un monde incertain mais fondé sur des règles communes ?
En fin de compte, Death Note ne nous dit pas qui a raison : il nous pousse à réfléchir sur notre propre conception de la justice et de la philosophie.